“Aomamé s’immobilisa et secoua légèrement la tête, à plusieurs reprises. Il ne faut pas que je pense à des choses pareilles, dans un endroit pareil. Je dois me concentrer sur la descente de cet escalier, se dit-elle. Mais elle en était incapable. L’une après l’autre, les scènes de ces moments-là lui revenaient à l’esprit. Vivantes, claires. La nuit d’été, le lit étroit, l’odeur légère de transpiration. Les mots qui leur étaient venus à la bouche. Les sentiments qui ne s’étaient pas traduits en mots. Les promesses qu’on finirait par oublier. Les espoirs qui ne se réaliseraient pas. Les aspirations sans issue. Une bourrasque souleva ses cheveux, qui lui fouettèrent les joues. La douleur lui fit venir les larmes aux yeux. Puis une nouvelle rafale de vent les sécha.
C’était quand, voyons, tout cela, songea Aomamé. Mais le Temps s’embrouillait dans sa mémoire, tels des fils enchevêtrés. La rectitude de son axe était perdue, le Temps filait dans tous les sens. Les tiroirs avaient été intervertis. Elle ne pouvait plus se rappeler les choses dont elle aurait dû se souvenir. Aujourd’hui, c’était le mois d’avril 1984. Elle était née, oui, c’est bien ça, en 1954. Jusque-là, elle se souvenait. Mais les dates ainsi imprimées dans sa conscience perdaient rapidement de leur réalité. Elle visualisait une scène dans laquelle un vent violent emportait les cartes blanches où étaient imprimées les années et les éparpillait dans toutes les directions. Elle courait, tâchant d’en ramasser au moins quelques-unes. Mais le vent était trop fort. Trop de cartes étaient perdues. 1954, 1984, 1645, 1881, 2006, 771, 2041… L’une après l’autre, les années s’envolaient au loin. Leur succession ordonnée disparaissait, la connaissance se dissipait, l’escalier de la pensée menaçait de s’effondrer sous ses pieds.”
1Q84, livre 1 (page 46) • Haruki Murakami